Lien vers le septième épisode
4 juillet
Les organisateurs de ce Mondial avaient secrètement rêvé, pour sa réussite commerciale, voir le Canada disputer un quart de finale dans le majestueux Stade Olympique de Montréal. Voeu (pas très) pieux victime du réalisme anglais. Les Anglais, justement, rosissent de plaisir au doux soleil du début daprès-midi québécois. Le sort leur réserve ladversaire le plus abordable (pensent-ils) des quarts de finale et, pourquoi pas, un chemin fleuri vers la consécration dans ce pays ami, belle histoire après 1966.
Manque de chance, Montréal nest pas vraiment amical... Le quart francophone de la ville (le seul à nourrir de lintérêt pour la balle ronde) a été séduit par la simplicité des Belges, arrivés il y a quarante-huit heures dans la Belle Province et auréolés du statut de tombeur de géants après lélimination de lItalie. Montréal prend donc fait et cause pour les Diables Rouges, leur jeu direct et musclé, leur solide santé et leur simplicité. LAngleterre reste lancien colon et, malheureusement pour la sélection aux Trois Lions, draine toujours sa cargaison de viande soûle. Après de nombreux incidents causés par des supporters anglais éméchés dans les centre-villes de Québec, dHamilton et de Montréal, le quotidien « La Presse » a barré sa une dun « Les Barbares sont là », le ministre fédéral canadien de lIntérieur sest publiquement indigné et son homologue britannique lui a demandé « qui avait laissé rentrer ces énergumènes ? » En prévision, les Anglais avaient transmis au Canada un fichier signalant les supporters dits dangereux. Sans effet.
Le 4 juillet à 15 heures (21 heures en Europe), le Stade Olympique suinte donc lhostilité anti-anglaise, ce qui contribue à motiver les Anglais, réputés têtes brulées. Dès la troisième minute, Colin Morrow fait exploser Temmerman dun tacle appuyé mais régulier. Un douzième de cadran plus tard, Sammy Longford confond la tête de Courant avec le cuir. Larbitre M. Schurmann, instituteur suisse d1,90m, distribue les bons points. Carton jaune pour Longford puis pour Thorngood qui discute la décision. Trevor Basildon, le sélectionneur anglais, hoche la tête de dépit : ce football violent nest pas le sien. Depuis le début de lépreuve, son équipe lui échappe, ses consignes se perdent dans la nature. Sent-il aussi, en creux, ses hommes perdre le fil du jeu par excès de bile ?
Toujours est-il que la Belgique, commandée par Wilfried Smet, « lentraîneur le plus calme du monde » (selon son capitaine Marc Luyckx), déploie son jeu dans le tumulte, sans génie mais avec une étonnante efficacité. En pointe, De Baecker et Neyrinckx éprouvent la solidité de la défense adverse, le premier en force, lautre en finesse, le tout devant un bloc milieu-défense très homogène et apte à remonter rapidement le ballon avec un minimum de déchets. A la 34e minute, juste à point, Temmerman échappe aux crampons de Morrow, feinte la frappe et sert Galens à lentrée de la surface. Le Standardmen, encerclé, se sert de De Baecker comme pivot et place un envoi précis dans le petit filet du but de Statham. A la mi-temps, la Belgique mène un-zéro le plus logiquement du monde.
Cet affront au football anglais, infligé à la face du monde, est trop violent pour ne pas susciter de réaction. Basildon adresse à ses joueurs un sermon à faire vibrer les poutres du stade (« on aurait dit Churchill pendant la guerre », témoignera Gary Cook), en appelle à lhonneur de ses joueurs et lance en pointe Graham North, lattaquant dIpswich, à la place de Hintley. Drôle dhistoire de celle de North, jeune attaquant de 21 ans qui se destinait au cricket avant quun accident de moissonneuse-batteuse ne lui fasse changer de sport à la puberté. Les progrès du jeune homme balle au pied (et non batte au poing) ont été fulgurants au point que Basildon la inclus dans sa liste des vingt-deux avant de le lancer pour forcer la décision. Six minutes après son entrée en jeu, North a égalisé.
Stupeur belge mais pas de tremblements. Smet se contente de demander à ses hommes de se regrouper et dattendre les contres : « les Anglais manquent dimagination. Je savais quils attaqueraient en rafale et perdraient leur lucidité. Cétait à nous den profiter. »
Les vieux sages ont toujours raison. Campés sur le but de Thyssen, en passe de devenir héros national après son excellent match contre lItalie, les Belges posent du mastic partout, utilisent le piège à bêtes (le hors-jeu), répondent aux provocations sans (trop) sombrer dans la violence (Coorts averti contre trois autres cartons jaunes aux Anglais) et sortent progressivement de leur tanière au fur et à mesure que les Bretons fatiguent.
A la 77e minute, curieuse symétrie avec la première période, Temmerman longues jambes récupère un ballon au milieu et senvole dans lune de ses chevauchées qui ont fait sa gloire sous la maillot dAnderlecht. Grand et laid, perché sur des échasses toutes maigres, il échappe comme le vent aux faucilles adverses et offre sur un plateau le deuxième but à De Baecker. Le taureau brugeois ne manque pas loffrande, le Stade Olympique jubile et, sans bruit, sans prétention, la Belgique se glisse en demi-finales de la Coupe du Monde.
Les Diables sont fêtés, adulés, loués et restent lucides. « On est si bien ici quon a eu envie de rester », samuse Wilfried Smet. « Donnez-nous vingt-deux Belges et nous ferons un monde meilleur », affirme « LÉquipe ».
5 juillet
LArgentine est dans la même situation que lAngleterre, favorite de son quart de finale face à la Yougoslavie. A la différence près quun pays entier lattend comme la Providence. Si les Anglais savent se faire une raison dans la défaite, les Argentins brûlent dun feu footballistique sans équivalent en Europe et aiment leur sélection dune passion violente, inquiétante. Tout le pays attend le sacre mondial pour oublier ses tourments. Le sélectionneur Evaristo Pastor en est tellement conscient quil multiplie depuis six mois les stages à huis-clos afin de soustraire ses internationaux à la pression populaire. Dans le même but, les albicelestes étaient les premiers à pied doeuvre sur le sol canadien.
Le calendrier, clément, a laissé aux Argentins huit jours entiers de repos avant ce match, avec un petite transhumance vite digérée entre leur camp de base dans le Manitoba et Edmonton. Les Yougoslaves, en revanche, ont fait le lointain voyage depuis lest du pays et ont encore dans les jambes le match contre le Maroc. Entre Argentins surmotivés et Yougoslaves fatigués, la balance penche vers les premiers.
Elle penche aussi vers le spectacle et le football chatoyant que promettent ces deux équipes fantasques. Les Yougoslaves, on le constate très vite, sont à la hauteur du défi. Il ne manque pas une vis à leur mécano défensif et le milieu de terrain Capljic-Kovac-Brnovic-Maric (Djelenka sur le banc) répond en virtuosité au trio Zetti-Roldán-Gauterio (Campano blessé). Conséquence, ce sont les Yougoslaves qui tirent les premiers au but. Capljic alerte Medina de la tête et Zilic, le jeune bosniaque de 20 ans (Karic sur le banc, lui aussi), voit sa reprise de volée déviée ... par un équipier et filer à côté.
Même quasiment réduits à dix (Moreni, neutralisé, ne touche pas un ballon), les Argentins nen sont pas moins potentiellement redoutables. Puisque laxe est bouché, ils investissent les couloirs où les latéraux Alcocer et Blawnik sont trop heureux de respirer le grand air de loffensive. Le match séquilibre, le gardien yougoslave Topic doit intervenir avec classe sur un coup-franc de Zetti.
A la demi-heure de jeu, un malentendu va cependant modifier les données de ce match prometteur. Corrado, lattaquant argentin connu pour son tempérament explosif, sen prend soudain violemment à Topic, le gardien yougoslave, et se fait étendre pour le compte par Pecovski. Larbitre israélien M. Shan, salomonique, expulse le vengeur et lagresseur, un verdict que ne supporte pas Corrado. Il se défend avec véhémence, affirmant que Topic la insulté en espagnol (il joue à Valladolid). Celui-ci soutiendra pour sa défense quil sadressait à un partenaire en yougoslave.
Qui a raison ? Laffaire restera un mystère mais le match doit se poursuivre. Avec un homme de moins de chaque côté, il ne pourra plus être le même. Cest lArgentine qui sadapte le plus vite aux nouvelles données. Moreni se déporte franchement en pointe aux côtés de Torrevilla et soffre un peu dair tandis que Kocija doit sacrifier un milieu de terrain (Maric) pour reconstituer une défense centrale avec lentrée du géant Ilic (1,92m). Torrevilla par deux fois, Gauterio et Blawnik créent le danger mais Topic veille.
Les contacts saiguisent et lacidité est palpable. Le jeu se glisse dans les interstices mais les artistes (Brnovic, Capljic dun côté ; Moreni, Roldán de lautre) passent plus de temps à terre que balle au pied. La mi-temps est atteinte sur ce goût amer, « double zéro à dix contre dix, chiffres fatals à un match qui augurait tant de belles choses », regrette « LÉquipe ».
Si le spectacle sévanouit lentement, le suspens gonfle. Lhumidité qui règne sur lAlberta use les organismes et alimente la tension. Moreni, sur un fil, efface Ilic mais hésite un instant de trop entre tir et passe. En réponse, Zilic récupère un centre mal dégagé de Brnovic et frappe de peu au-dessus. A vingt minutes du terme, Kocija sort Capljic, perclus, et lance Karic dans la marmite. Le vieux héron lyonnais a lair plus renfrogné que jamais et se distingue tout de suite par quelques arabesques sur son côté favori (le gauche).
Pastor, de son côté, ne bouge pas. Debout, silencieux, impénétrable dans son long manteau noir, il a lair dun empereur commandant ses troupes par télépathie. La fin approchant et, avec elle, la perspective dune prolongation, il attend le dernier moment pour procéder à ses remplacements. Zetti, touché en début de période, réclame pourtant à sortir. Pastor ne réagit pas, il sait le danger que peut représenter le n°8 de la Boca Juniors sur les coups de pieds arrêtés. Il prévoit de ne le remplacer quà la première minute de la prolongation, si elle doit avoir lieu.
A cinq minutes du terme, Medina intervient dans les pieds de Karic et relance vite. Alcocer remonte le terrain pour la cinquantième fois de laprès-midi. Arrivé dans le camp adverse, il sollicite un jeu en triangle que Kovac interrompt dun coup de scie. Coup-franc à trente mètres des buts. Le mur se forme : Zetti, malgré son mollet douloureux, est derrière le canon. Il fait mine de frapper mais, au dernier moment, reprend son geste en une petite passe vrillée qui contourne le mur. Moreni, caché entre deux adversaires médusés, démarre comme une Yamaha, amortit le cuir, le caresse deux fois avant de le loger avec violence dans le plafond des buts de Topic, figé de stupeur.
Cest le quotidien espagnol « As » qui parlera le mieux de ce but, le seul du match, qui qualifie lArgentine en demi-finale : « on nous avait dit monts et merveilles de ce gamin dont chaque pied est une main, chaque toucher de balle un pas de danse. Son talent avait été jusquici trop intermittent, éclipsé par lenjeu et la dureté dune compétition sans répit. Et soudain, léclair, le geste venu de nulle part, linspiration née du génie, dans lequel se mélangent efficacité et plaisir des yeux. Même les Yougoslaves ne semblaient pas abattus car ils avaient été, bien malgré eux, acteurs de ce but qui, déjà, resterait dans lhistoire du Mondial. »
« Il ny a pas de honte à sincliner face au talent, quand celui-ci est pur », reconnaît, grand seigneur, Ivica Kocija. Buenos Aires en liesse ne lentend déjà plus.
A suivre